Au cours des trois derniers mois et demi, Alfredo a perdu plus de 40 kilos. Bobby Sands, le membre de l’Armée républicaine irlandaise qui a été élu au Parlement pendant sa grève de la faim en 1981, est mort après 66 jours sans manger. Aux portes de la mort, Alfredo a été transféré dans un établissement médicalisé. Sa vie ne tient qu’à un fil.
Dénoncé par la Convention européenne pour la prévention de la torture et la Cour européenne des droits de l’homme, le régime 41bis isole les prisonniers de tout contact humain, à l’exception d’un parloir mensuelle d’une heure avec les membres de la famille à travers une cloison renforcée, pendant laquelle aucun contact physique n’est possible. Il est même interdit à Alfredo d’épingler les photos de ses parents décédés sur les murs de sa cellule sans l’autorisation du ministère de la Justice. Lui et plusieurs centaines d’autres prisonniers en Italie sont confinés dans des cellules de quelques mètres carrés seulement, soumis à une privation sensorielle permanente et coupés de toute information sur le monde extérieur. Il a été démontré que les effets psychologiques sur ces prisonniers sont graves. En bref, ils sont enterrés vivants.
Un prisonnier en isolement qui risque la prison à vie a très peu d’options lorsqu’il s’agit d’affirmer son humanité. Son corps, confiné dans l’acier et le mortier, loin du monde des êtres vivants, est le dernier champ de bataille à sa disposition. Nous ne pouvons pas juger la décision de mettre sa vie en jeu dans une telle situation ; nous ne pouvons pas décider pour un prisonnier confronté à de telles conditions si la vie vaut la peine d’être vécue. Mais nous nous devons de ne pas le laisser mourir dans l’oubli.
La grève d’Alfredo ne peut être comprise simplement comme une tentative de faire pencher la conscience de ses geôliers. Même en Europe, l’époque où les autorités faisaient semblant de s’intéresser au bien-être de leurs sujets est révolue. Personne ne devrait se faire d’illusions sur la façon dont les gouvernements considèrent le caractère sacré de la vie à l’ère du COVID-19, alors que le gouvernement américain peut tolérer la mort d’un million de personnes sans rougir tandis que le gouvernement russe emploie explicitement des condamnés comme chair à canon. Les politiciens fascistes nouvellement élus qui gouvernent l’Italie n’ont aucun scrupule à consigner des populations entières à la mort, et encore moins à permettre la mort d’un seul anarchiste.
La grève d’Alfredo est plutôt un message pour nous sur les conditions qui se préparent pour nous tous dans une société de plus en plus inhumaine. Alors qu’il devient courant pour ceux qui détiennent le pouvoir de traiter la vie humaine comme un produit consommable, sa grève de la faim est un avertissement. Si vous aimez la vie, il existe des conditions dans lesquelles vous pourriez, vous aussi, être contraint de la refuser.
La situation d’Alfredo représente une menace pour nous tous. Lorsque des manifestants écologistes sont accusés de terrorisme simplement pour avoir occupé des forêts et posté des messages sur les médias sociaux, il est logique d’anticiper que ce qui est fait à Alfredo aujourd’hui sera fait à un éventail beaucoup plus large de personnes arrêtées demain. Le régime 41bis a soi-disant été introduit pour isoler les caïds de la mafia, mais le véritable objectif de toutes les lois répressives est de permettre à ceux qui gouvernent de supprimer ceux qu’ils gouvernent. Parce qu’aucun de ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui n’a le moindre plan concernant la manière de faire face aux crises que les disparités économiques et le désastre écologique nous imposent, leur seule stratégie – de l’Italie aux États-Unis en passant par la Chine – est de réprimer de plus en plus violemment la dissidence.
Nous devrions identifier le sort d’Alfredo au nôtre. De telles tombes vivantes sont construites pour nous, en ce moment même, en Italie et ailleurs dans le monde. Se battre pour Alfredo ou, s’il est trop tard, pour le venger, c’est se battre pour nous-mêmes, pour notre propre liberté, en affrontant les régimes inhumains qui nous extermineront un par un, que ce soit par péché de commission ou par omission. Ils continueront à nous emprisonner et à nous tuer jusqu’aux limites que nous imposons par la résistance collective.
De façon grotesque, le gouvernement italien a cherché à se présenter comme la victime de la mort imminente d’Alfredo. « Une campagne anarchiste internationale a été orchestrée contre les institutions et les biens privés et publics en Italie et à l’étranger », pleurniche Antonio Tajani, ministre italien des Affaires étrangères, tentant de détourner l’attention de la décision d’enterrer Alfredo vivant. « L’État ne doit pas se laisser intimider par ceux qui pensent menacer ses fonctionnaires », déclare le Premier ministre Giorgia Meloni, une dévote avouée de Benito Mussolini, alors qu’elle se prépare à célébrer la mort d’Alfredo.
Il faut être très clair ici : les représentants de l’État italien sont des meurtriers, pas des victimes.
Pour connaître le contexte des affaires judiciaires qui ont mis Alfredo Cospito en prison, commencez ici. Vous pouvez lire certains des écrits que les ravisseurs d’Alfredo ont cités pour justifier son isolement ici. Il y a eu des déclarations et des actions de solidarité sur trois continents pour attirer l’attention sur son cas ; des étudiants occupent actuellement le département de littérature de l’Université de Sapienza à Rome en solidarité avec Alfredo. Il existe une page de soutien ici. [Liens disponibles en anglais sur Crimethinc, ndt]
Ci-dessous, nous vous proposons une traduction anglaise d’un texte de la philosophe italienne Donatella Di Cesare, qui s’est précédemment engagée de bonne foi avec les idées anarchistes.
Libérez Alfredo maintenant – C’est une question de justice
C’est un pays où l’on parle beaucoup des droits de l’homme quand il s’agit des gouvernements des autres, sans avoir le courage de jeter un regard dans les prisons nationales, sans avoir la conscience de dénoncer les nombreuses oppressions qui ont lieu ici. En ce moment, Alfredo Cospito subit un abus très grave. Qui est responsable ? Et qui devra en répondre à l’avenir ? Le ministre actuel, Carlo Nordio, qui, bien qu’il puisse révoquer cette mesure, ne fait rien ? Le gouvernement Meloni ? Ou, par hasard, une personne lâche souhaiterait-elle faire porter le chapeau au détenu qui a été contraint à cet acte extrême ? Le transfert à l’hôpital pénitentiaire de l’Opéra n’est en aucun cas suffisant, car il ne s’agit que d’un palliatif temporaire.
Il est clair à présent que l’affaire Cospito a pris une valeur symbolique et politique qui ne peut être sous-estimée. L’inaction coupable de ce gouvernement – le premier gouvernement post-fasciste du pays de Mussolini (qu’on lui pardonne beaucoup !) – a le goût terrible d’une vengeance répugnante. Le corps de Cospito pris en otage, capturé, pour démontrer une fermeté farfelue. Malgré toutes les interprétations des libéraux bien de chez nous, prêts à leur accorder du crédit, les fonctionnaires n’ont aucun scrupule à se montrer de petits gendarmes fascistes.
Oubliez la ligne dure ! Oubliez le chantage ! Il est singulier qu’il y ait même des magistrats qui utilisent ces termes. Entre les mains de qui sommes-nous ? Ici les termes sont complètement inversés. Nous demandons que Cospito soit libéré du 41bis d’abord et avant tout pour une question de justice, bien avant pour une question d’humanité. Il ne s’agit pas seulement de sauver une vie – bien que cette politique de la mort, cette nécropolitique, nous fasse complètement oublier la valeur de la vie humaine. Mais le point ici est : pourquoi diable Cospito est-il en 41bis ? Que fait-il là ? Cette question concerne tout le monde.
Permettez-moi de récapituler brièvement. Pour avoir blessé un cadre d’Ansaldo à Gênes, Cospito a été condamné en 2013 à dix ans et huit mois. Lorsqu’il était déjà en prison, il était accusé d’avoir placé deux engins explosifs devant l’école de cadets des carabiniers à Fossano dans la nuit du 2 au 3 juin 2006, engins qui n’ont fait ni morts ni blessés. Après sa condamnation, il a été placé dans le circuit des prisons de haute sécurité, où les détenus sont soumis à une surveillance étroite et à de sévères restrictions. De temps en temps, Cospito envoyait quelques écrits à des publications du milieu anarchiste.
C’est le glissement qui s’opère ensuite qui fait débat : le crime est réinterprété et passe du massacre ordinaire au massacre politique. Pourquoi ? Sur quelle base ? Un choix singulier, puisqu’il n’y avait pas de faits nouveaux. Le crime de massacre politique n’a pas été appliqué même pour Capaci [un attentat mafieux en 1992 qui a tué un magistrat, sa femme et trois policiers] ou Piazza Fontana [un attentat d’extrême droite à Milan en 1969 qui a tué 17 personnes et en a blessé 88]. Ici, Cospito – avec l’aval de l’ancienne ministre [Marta] Cartabia – est affecté au 41bis.
Il se retrouve dans une sorte de sépulcre, une tombe : un mètre et 52 centimètres de large et deux mètres et 52 centimètres de long. L’obscurité, besoin de lumière électrique, ne luit qu’en haut, sur le mur d’enceinte. La cellule se trouve sous le niveau de la mer dans la prison de Sassari. Des heures d’air seulement dans une cellule murée dont le caillebotis laisse entrevoir le ciel. Isolement, séparation, élimination même des souvenirs et des photos des membres de la famille. Une sorte d’enterrement vivant, d’exclusion de la communauté humaine.
Cela se passe en Italie en 2023. Honnêtement, il devient presque grotesque de raconter les angoisses de l’inquisition. Nous savons très bien que la torture, phénix noir, une pratique qui n’a jamais cessé, a pris de nouvelles formes dans les démocraties du XXIe siècle. Devrions-nous accepter un État qui torture ? Qui utilise la violence sur le corps d’un détenu ? Car il existe de nombreuses façons d’exercer la violence, même sans laisser de trace. L’Italie a un passé récent jonché de victimes d’abus policiers. Il ne serait guère opportun, pas même dans l’intérêt de la République, d’assister à un suicide annoncé.
Enfin, je voudrais aborder deux questions qui, à mon avis, ont été négligées. Je laisserai de côté le 41 bis : je suis contre toujours et pour tous (mais il me faudrait un autre article pour le dire). La première question concerne le concept de terrorisme, qui est dangereux et glissant. Qui est un terroriste ? Et qui en décide ? Nous savons comment toutes les législations d’exception, créées dans le contexte américain, et celui d’autres pays européens, ont révélé le visage violent de la démocratie en produisant des abus de toutes sortes, torture préventive, détentions administratives illégitimes. Un chemin risqué qui porte atteinte au droit de chaque citoyen. La dissidence constitue-t-elle une subversion ? Publier dans un magazine anarchiste fait-il passer pour un terroriste ?
La deuxième question concerne l’idée même d’anarchie. Bien plus que d’autres pays, l’Italie entretient avec elle une relation ambivalente. D’une part, Sacco et Vanzetti [les anarchistes italiens Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti ont été exécutés aux États-Unis en 1927 dans ce qui a été largement considéré comme une parodie de justice], presque pères de l’Italie libre et anti-mussolinienne, représentants de la grande tradition anarchiste italienne, sans lesquels il serait difficile d’imaginer la culture de ce pays ; d’autre part, Valpreda et les bombes, la tentation de diaboliser les anarchistes [l’anarchiste et romancier italien Pietro Valpreda a été accusé de l’attentat de Piazza Fontana et condamné à la prison ; en 1987, il a été acquitté lorsque le fait qu’il n’avait rien à voir avec cet attentat est devenu inéluctablement évident]. Ici aussi, l’Italie a beaucoup à répondre. En ces heures, on tente de dépeindre les anarchistes comme des monstres ou des démons, des terroristes menaçant « nos quartiers généraux à l’étranger » ( !), au mieux des personnes en proie à une « foi aveugle hors du temps ». Des visions grotesques, qui seraient quelque peu risibles, si elles n’avaient pas ensuite les implications antidémocratiques que l’on constate. La pensée anarchiste, qui ces dernières années est apparue philosophiquement la plus intéressante et la plus productive, s’inscrit dans le contexte culturel et politique d’aujourd’hui. Et, certainement, il n’est pas question de la comparer au fascisme et au post-fascisme, qui auraient plutôt dû être exclus de notre contexte culturel et politique.
En bref : Cospito est-il dans le 41bis parce qu’il est anarchiste ?
Espérons qu’au nom des citoyens italiens, le ministre Nordio interviendra d’ici le 12 février pour supprimer le 41bis. Il est déjà trop tard. La vie de Cospito, nos droits à tous et cette démocratie en dépendent.
Traduit de CrimeThinc